mercredi 29 février 2012

Commentaire de la décision du Conseil constitutionnel n° 2012-647 DC du 28 février 2012

Décision n° 2012-647 DC du 28 février 2012:
Loi visant à réprimer la contestation de l'existence des génocides établis par la loi

La proposition de loi visant à réprimer la contestation de l'existence des génocides établis par la loi a été adoptée par l'Assemblée nationale le 22 décembre 2011 et par le Sénat le 23 janvier 2012 (1). La finalité de cette proposition de loi est, selon les termes employés par le Conseil constitutionnel dans sa décision 2012-647 DC (2),  de réprimer « la contestation de l'existence et de la qualification juridique de crimes »  reconnus par le législateur lui-même. En l'espèce, cette proposition de loi concerne plus particulièrement le génocide qui, entre 1915 et 1916, entraîna la mort de plus d'un million d'arméniens. Cette proposition de loi s'inscrit dans le sillage des autres lois dites « mémorielles »:
  • Loi « Gayssot » du 13 juillet 1990sur la condamnation de la contestation de l'existence de crimes contre l'humanité.
  • Loi du 29 janvier 2001, reconnaissant publiquement le génocide arménien.
  • Loi « Taubira » du 21 mai 2001, reconnaissant la traite des nègres comme un crime contre l'humanité.
  • Loi du 23 février 2005, reconnaissant en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer. 
Conformément à la procédure prévue par l'article 61 alinéa 2 de la Constitution, 60 députés et 60 sénateurs ont saisi le Conseil constitutionnel  le 31 janvier 2012. Les moyens des requérants sont exposés au troisième considérant de la décision:
  • Article 8 de la DDHC de 1789 (3): méconnaissance du principe de légalité des délits et des peines, et méconnaissance du principe de nécessité des peines.
  • Article 11 de la DDHC de 1789: méconnaissance du principe de libre communication des pensées et des opinions.
  • Article 16 de la DDHC de 1789: méconnaissance du principe de séparation des pouvoirs et donc des compétences du pouvoir législatif.
  • Article 4 de la Constitution de 1958 (4): méconnaissance du principe selon lequel les partis exercent leur activité librement.
  • Corrélativement, méconnaissance du principe de liberté de la recherche.
  • Méconnaissance du principe d'égalité  « en réprimant seulement, d'une part, les génocides reconnus par la loi française et, d'autre part, les génocides à l'exclusion des autres crimes contre l'humanité  ».
Le quatrième considérant se borne à rappeler l'objet de la loi, c'est-à-dire sa finalité première, à partir du corpus constitutionnel et notamment de l'article 6 de la DDHC de 1789. Ainsi, en estimant que « sous réserve de dispositions particulières prévues par la Constitution, la loi a pour vocation d'énoncer des règles et doit par suite être revêtue d'une portée normative », le Conseil constitutionnel entend examiner la loi qui lui est déférée selon ses canons jurisprudentiels sur la qualité de la loi. En effet, ce principe est directement hérité de la décision n° 2004-500 DC du 29 juillet 2004 « Loi organique relative à l'autonomie financière des collectivités locales ». Cette décision trouve son prolongement naturel dans la décision n° 2005-512 DC du 21 avril 2005 « Loi d'orientation et de programme pour l'avenir de l'école » dont le neuvième considérant est resté célèbre pour avoir posé que « le principe de clarté de la loi (découlant de l'article 34 de la Constitution) et l’objectif de valeur constitutionnelle d’intelligibilité et d’accessibilité de la loi (découlant des articles 4, 5, 6 & 16 de la DDHC de 1789) imposent d’adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques afin de prémunir les sujets de droit contre une interprétation contraire à la Constitution ou contre le risque d’arbitraire, sans reporter sur des autorités administratives ou juridictionnelles le soin de fixer des règles dont la détermination n'a été confiée par la Constitution qu'à la loi ». Par cette jurisprudence, le Conseil constitutionnel a entendu, d'une part, mettre en garde le législateur contre la dégradation substantielle de la loi et, d'autre part, selon Jean-Marc Sauvé (Vice-Président du Conseil d'État), l'inciter à « utiliser pleinement les outils qui permettent de ne pas faire figurer dans les lois des dispositions sans portée normative » afin d'améliorer la qualité de la loi, c'est-à-dire « redonner à la loi toute sa signification et sa valeur, toute son autorité ».

En partant de la collation entre l'article 11 de la DDHC de 1789 (5) et l'article 34 de la Constitution (6), le Conseil constitutionnel reconnaît « que, sur ce fondement, il est loisible au législateur d'édicter des règles concernant l'exercice du droit de libre communication et de la liberté de parler, d'écrire et d'imprimer ; qu'il lui est également loisible, à ce titre, d'instituer des incriminations réprimant les abus de l'exercice de la liberté d'expression et de communication qui portent atteinte à l'ordre public et aux droits des tiers ». À l'évidence, le Conseil constitutionnel n'entend pas, par cette décision, autoriser n'importe quel discours au nom de la liberté d'expression. Le recours à la théorie de l'abus de droit permet de poser deux limites par ailleurs fort bien établies en droit français: l'ordre public et les droits des tiers. Par ailleurs, la présente décision est rendue au visa de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse (7) qui condamne déjà, notamment, les délits de presse, la diffamation et l'injure (article 29, 33, 34...), ainsi que de nombreuses manifestations haineuses comme, par exemple, le racisme ou l'apologie des crimes contre l'humanité (article 24). Par conséquent, le principe qui sera dégagé par le Conseil constitutionnel devra être apprécié par rapport aux dispositions préexistantes. Cela est nécessaire afin de désamorcer d'emblée une critique commune à certains défenseurs de cette proposition de loi et selon laquelle le Conseil constitutionnel rendrait ici une décision d'opportunité sur une loi controversée. Eu égard à l'état du droit positif (plutôt strict par rapport aux abus de la liberté d'expression), cette objection est aussi fallacieuse qu'inopérante. Dès lors, le Conseil constitutionnel a pu dégager le principe suivant: « que, toutefois, la liberté d'expression et de communication est d'autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l'une des garanties du respect des autres droits et libertés ; que les atteintes portées à l'exercice de cette liberté doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées à l'objectif poursuivi ».

Le quatrième considérant pose le principe qui, consécutivement à son application dans le sixième considérant, est à l'origine de la solution dégagée par le Conseil constitutionnel: « Considérant qu'une disposition législative ayant pour objet de « reconnaître » un crime de génocide ne saurait, en elle-même, être revêtue de la portée normative qui s'attache à la loi (...) ». Corrélativement, le Conseil constitutionnel ajoute « qu'en réprimant ainsi la contestation de l'existence et de la qualification juridique de crimes qu'il aurait lui-même reconnus et qualifiés comme tels, le législateur a porté une atteinte inconstitutionnelle à l'exercice de la liberté d'expression et de communication ». Ainsi, d'une part, le Conseil constitutionnel n'entend donner aucun caractère normatif à une disposition législative qui se bornerait à reconnaître a posteriori un crime de génocide et, d'autre part, considère que la répression de la contestation d'un génocide, dont l'existence s'avère reconnue a posteriori par la loi, est frappée d'inconstitutionnalité.


  1. Proposition de loi visant à réprimer la contestation de l'existence des génocides reconnus par la loi, adoptée sans modification en 1ère lecture par le Sénat le 23 janvier 2012 , TA n° 52
  2. Décision n° 2012-647 DC du 28 février 2012 - Loi visant à réprimer la contestation de l'existence des génocides reconnus par la loi [Non conformité totale]
    + Consulter le communiqué de presse
  3. Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, faisant partie du bloc de constitutionnalité depuis la décision « Taxation d'office »  du Conseil constitutionnel n° 73-51 DC du 27 décembre 1973
  4. Constitution du 4 octobre 1958, à jour de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008
  5. Article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789:  « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi »
  6. Article 34 de la Constitution du 4 octobre 1958:  « La loi fixe les règles concernant (...) les droits civiques et les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques (...) » (Texte intégral)
  7. Loi du 29 juillet 1881 dans sa version consolidée du 21 mai 2011

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